Le correcteur et l’anacoluthe : pour une chasse raisonnée

Le mot ana­co­luthe appa­raît fré­quem­ment dans les dis­cus­sions entre cor­rec­teurs. L’école et sa gram­maire nor­ma­tive1 nous ont appris à chas­ser de nos phrases cette rup­ture de construc­tion syn­taxique, et ce réflexe est res­té très pré­sent chez nombre d’entre nous. De plus, la défi­ni­tion de l’a­na­co­luthe est impré­cise (voir le TLFi), ce qui ne faci­lite pas son identification.

Cepen­dant, « les ana­co­luthes pul­lulent dans la lit­té­ra­ture fran­çaise » (Dufays), là où « l’impatience de la pen­sée fait vio­lence à la logique for­melle du dis­cours » (Suha­my). C’est « une tour­nure des plus banales, une sorte de rac­cour­ci com­mode per­met­tant d’éviter le recours à des subor­don­nées conju­guées » (Dufays).

On en connaît des exemples célèbres – et res­sas­sés – chez nos auteurs classiques :

Le nez de Cléo­pâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait chan­gé (Pas­cal2).

Et moi, pour tran­cher court toute cette dis­pute, / Il faut qu’absolument mon désir s’exécute (Molière3).

Et pleu­rés du Vieillard, il gra­va sur leur marbre / Ce que je viens de racon­ter (La Fon­taine4).

Exi­lé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de mar­cher » (Bau­de­laire5).

Les autres éter­nel­le­ment sur nous, j’étouffe ! (Clau­del6.)

Mais, en réa­li­té, « […] nous fai­sons beau­coup d’anacoluthes sans le savoir […] » (Suha­my), à l’o­ral comme à l’é­crit. On en trouve dans nos dic­tons (L’ap­pé­tit vient en man­geant), dans nos comp­tines (Prête-moi ta plume pour écrire un mot7) et autres chan­sons (Moi, mes sou­liers ont beau­coup voya­gé8), dans la presse, bien sûr :

Moteurs de voi­tures, cana­pés, som­miers, les gens se débar­rassent de ce qui les gêne (Le Pari­sien, 3 juin 19949).

Né à Cré­teil, en 1955, d’une mère cais­sière, puis ins­ti­tu­trice, et d’un père chauf­feur de maître, sa jeu­nesse de ban­lieu­sard rebelle ten­dance petite frappe, pas­sion­né de rock, aurait pu faire de lui un lou­bard sans son amour pré­coce des livres (Le Monde des livres, 12 octobre 202510).

ou encore dans des livres sans recherche for­melle particulière :

Arbitre du goût, il n’y a sans doute que Paris pour lui per­mettre de trou­ver sa place […] (où le sujet est la Pari­sienne au xviie siècle — Sabine Mel­chior-Bon­net11).

Moli­nié note qu’il existe « une contra­dic­tion entre l’idée d’une trans­gres­sion de la norme et celle d’ériger en figure ce qui d’autre part est consi­dé­ré comme faute ». Ce qu’on admire chez nos grands auteurs, pour­quoi fau­drait-il se l’in­ter­dire absolument ?

Comment trancher ?

La ques­tion que doit se poser le cor­rec­teur face à une ana­co­luthe est plu­tôt celle de son accep­ta­bi­li­té, le cri­tère prin­ci­pal étant celui de la dif­fi­cul­té d’in­ter­pré­ta­tion.

Le cor­rec­teur inter­vient à la fron­tière « très ténue […] entre l’er­reur de syn­taxe invo­lon­taire, l’emploi volon­taire mais mal­adroit de la rup­ture syn­taxique et, enfin, le choix déli­bé­ré de l’a­na­co­luthe comme figure de style […] » (Wiki­pé­dia).

Nombre d’a­na­co­luthes passent inaper­çues ou sont bien tolé­rées : « […] quand le contexte per­met de lever toute équi­voque, on fait bien sou­vent peu de cas de phrases qui devraient pour­tant être consi­dé­rées comme mal construites selon la règle » (OQLF).

Quand un aca­dé­mi­cien célèbre comme Jean d’Or­mes­son écrit :

« En ouvrant mes volets ce matin-là, un grand bon­heur m’envahit »,

on voit bien que la cohé­rence séman­tique (assu­rée par l’ad­jec­tif pos­ses­sif mes et le pro­nom per­son­nel me, qui se répondent d’une pro­po­si­tion à l’autre12) com­pense l’in­co­hé­rence syntaxique.

Comme le résume Dufays, « l’a­na­co­luthe n’a besoin pour deve­nir légi­time que d’ap­pa­raître sous la plume d’un écri­vain ; écri­vez une erreur, signez d’Or­mes­son, et il n’y a plus d’erreur ».

Pour moi, un cor­rec­teur gêné par une ana­co­luthe — sur­tout s’il tra­vaille dans le domaine lit­té­raire — doit s’ef­for­cer de pro­po­ser une refor­mu­la­tion sty­lis­ti­que­ment équi­va­lente. Alour­dir un énon­cé pour évi­ter à tout prix une ana­co­luthe, c’est rem­pla­cer une faute par une autre.

Évi­tons sur­tout les solé­cismes fla­grants (Dans l’at­tente de votre réponse, veuillez agréer, mon­sieur…) et plus encore les jano­tismes13 (« construc­tion incor­recte d’une phrase, abou­tis­sant à une équi­voque ridi­cule, à une niai­se­rie » (Acad.), telle que Il fit boire des jus de citron à ses invi­tés qu’il avait pres­sés lui-même14).

J’en ai récem­ment rele­vé un bel exemple dans la presse locale.

janotisme relevé dans "Le Républicain lorrain" du 1er décembre 2025 : "Et si, grâce à leurs mollets, les déchets des restaurants devenaient du biogaz ?"
Le Répu­bli­cain lor­rain, 1er décembre 2025. Jano­tisme cor­ri­gé le len­de­main (« à la force des mol­lets »).

Sources :

Et les articles de la Banque de dépan­nage lin­guis­tique (Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise, OQLF) :


  1. Lire Moli­nié : « Pour qu’il y ait rup­ture, il faut qu’il y ait trans­gres­sion d’un ordre, il faut donc qu’il y ait un ordre. Or quel ordre ? Il est facile de répondre : celui de la gram­maire nor­ma­tive ; on sait que c’est une inven­tion sco­laire. Plus forte est la réponse : celui de la rhé­to­rique pres­crip­tive du bon goût ; mais beau­coup de pra­ti­ciens ont refu­sé ce car­can. […]
    « On peut s’en sor­tir, plus ou moins bien, en remar­quant la rela­ti­vi­té, à la fois au cours de l’histoire et dans une même époque, selon les esthé­tiques, du sen­ti­ment de l’ordre et de l’usage. On appré­cie­ra de la sorte une cer­taine liber­té à l’or­ga­ni­sa­tion syn­taxique aus­si bien dans les textes baroques ou même clas­siques […] que dans les grandes créa­tions, à tant d’égards révo­lu­tion­naires, de Proust, de Céline, de Cohen et de [Claude] Simon. » ↩︎
  2. Dans les Pen­sées, 392, 1670. Autre exemple (ibid., 41) : « Le plus grand phi­lo­sophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-des­sous un pré­ci­pice, quoique sa rai­son le convainque de sa sûre­té, son ima­gi­na­tion pré­vau­dra. » ↩︎
  3. Les Femmes savantes, V, 3, 1672. ↩︎
  4. « Le vieillard et les trois jeunes hommes », Fables, 1678.  ↩︎
  5. « L’al­ba­tros », Les Fleurs du mal, 1861. ↩︎
  6. Le Sou­lier de satin, 1944, I, 3. ↩︎
  7. Cité par Dufays, p. 125. ↩︎
  8. Félix Leclerc, Moi, mes sou­liers, 1951. ↩︎
  9. Cité par Alain Fron­tier, La Gram­maire du fran­çais, Belin, 1997, p. 138. ↩︎
  10. Vir­gi­nie Fran­çois, « Pierre Jourde : “Le devoir du roman : nous sor­tir de nos fic­tions” », Le Monde, 12 octobre 2025. ↩︎
  11. 24 heures de la vie d’une Pari­sienne au temps de Louis XIV, PUF, 2025, p. 12. ↩︎
  12. Pro­po­si­tion de cri­tère d’é­va­lua­tion des ana­co­luthes par Dufays (p. 133) : « Seraient tenues pour seules légi­times les ana­co­luthes ren­dues claires par la pré­sence d’un sup­port mini­mal (pro­nom com­plé­ment ou adjec­tif pos­ses­sif) et par une incom­pa­ti­bi­li­té d’ac­cord de traits séman­tiques entre le sujet et le com­plé­ment déta­ché. » ↩︎
  13. À moins que l’au­teur soit un dis­ciple de Que­neau : « Le “mau­vais” fran­çais n’est sou­vent que du néo-fran­çais qui n’ose pas dire son nom […]. Je ne recu­le­rai même pas à l’oc­ca­sion devant l’ho­mo­lo­ga­tion des pata­quès, cuirs, velours, impro­prié­tés, jano­tismes, qui­pro­quos, lap­sus, etc. (Bâtons, chiffres et lettres, Gal­li­mard, 1955, cité par le TLFi). ↩︎
  14. Cité par Uni­ver­sa­lis, s.v. jano­tisme. ↩︎