Un correcteur défend la profession, 1938

Perle relevée dans un journal de Lille. "Le Professionnel du livre", mai 1938. Source : Gallica/BnF.
Le Pro­fes­sion­nel du livre, mai 1938. Source : Gallica/BnF.

Une perle est rele­vée dans les colonnes d’un jour­nal et, comme tou­jours, on en blâme le cor­rec­teur (pho­to ci-des­sus). C’est une fois de trop pour Letel­lier, lui-même cor­rec­teur expé­ri­men­té, en labeur et en presse. Adhé­rent de la fédé­ra­tion qui publie Le Pro­fes­sion­nel du livre, il prend la plume pour rap­pe­ler qu’une cor­rec­tion deman­dée peut être oubliée, mal inter­pré­tée, mal exé­cu­tée, voire refu­sée pour diverses raisons.

Titre "Le correcteur se défend !", dans "Le Professionnel du livre", juillet 1938. Source : Gallica/BnF.

Injus­te­ment tenue pour res­pon­sable des coquilles, bour­dons1 et autres acci­dents qui rendent très sou­vent les meilleurs articles incom­pré­hen­sibles, la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs, par la plume de notre cama­rade Letel­lier, se défend éner­gi­que­ment. À la lec­ture de cette plai­doi­rie, nos cama­rades pour­ront recon­naître au pas­sage cer­taines véri­tés — sévères mais justes — qui dénotent un abais­se­ment du niveau de la conscience pro­fes­sion­nelle chez ceux qui pra­tiquent ou tolèrent, ou encou­ragent des pro­cé­dés tels que ceux qui nous sont signa­lés par notre adhé­rent.
Puissent un jour, nos col­la­bo­ra­teurs — dont plus d’un igno­rant conteste l’érudition par­fois très éten­due — jouir d’une influence suf­fi­sante et… bien­fai­sante, afin de rendre à la cor­po­ra­tion du Livre un lustre qui est bien près de dis­pa­raître.
M. B.2

Dans le der­nier numé­ro du Pro­fes­sion­nel du Livre, je vois un conseil don­né aux cor­rec­teurs : ne pas lais­ser pas­ser de bour­dons comme celui qui s’est pro­duit dans un jour­nal de Lille. Voi­là une excel­lente occa­sion de mon­trer aux dis­ciples de Guten­berg (j’étends le mot dis­ciple à tous les membres de la cor­po­ra­tion de l’imprimerie), l’erreur de ceux qui attri­buent aux cor­rec­teurs toutes les fautes du journal.

Si je prends ici la défense des cor­rec­teurs, c’est parce que moi-même j’en suis un (trente ans de métier dont quatre ans et quelques mois de jour­nal). Je crois être l’interprète de tous mes col­lègues : d’où l’emploi du mot nous et autres formes de la pre­mière per­sonne du plu­riel pour dési­gner l’ensemble des membres de la spécialité.

Des fautes “restées malgré nous”

Il n’entre nul­le­ment dans ma pen­sée de faire déchar­ger les cor­rec­teurs de toute res­pon­sa­bi­li­té en matière de coquilles, mas­tics3, etc., et de nous dire infaillibles : la pra­tique du métier nous a ins­truits et nous ins­truit encore, pour si anciens que nous soyons, et elle fait médi­ter aux orgueilleux — s’il y en a par­mi nous — la mésa­ven­ture de saint Pierre : « Avant que le coq chante… » Il se peut même qu’une mau­vaise écri­ture fasse mal lire nos cor­rec­tions. C’est à cha­cun de cher­cher à écrire lisi­ble­ment (sans tou­te­fois aller jusqu’à faire de l’épreuve une page d’écriture), de pra­ti­quer la retouche, si une infir­mi­té (névrite, goutte, rhu­ma­tisme…) s’oppose à une écri­ture lisible au pre­mier jet et de mettre les noms propres en lettres bâtons (c’est peut-être l’absence de cette pré­cau­tion, soit chez un rédac­teur, soit chez un cor­rec­teur, qui a ame­né un lino4 à com­po­ser MÉTRONG au lieu de MÉ-KONG5. Si, maigre ces pré­cau­tions, il arrive encore quelque mécompte, nous le met­trons dans le domaine de l’imprévisible.

Non moins loin de moi la pen­sée de nous recon­naître cou­pables de toutes les fautes qui passent dans les jour­naux. Il se peut que nous n’y soyons pour rien et même que ces fautes soient res­tées mal­gré nous. Je vais, à l’appui de mon dire, don­ner des exemples ; ne pou­vant pas en emprun­ter à des col­lègues et ne vou­lant pas en inven­ter, je cite­rai des cas per­son­nels, bien que, dit-on, ce soit malséant.

Je serai bref en ce qui tient à la failli­bi­li­té humaine, comme l’in-octavo raison6 (cor­rec­tion non exé­cu­tée) ou les bourses du tra­vail affolées à la C.G.T. (cor­rec­tion à moi­tié mar­quée, d’où affilées, mais non pas affiliées) ; c’était au temps où les jour­naux se com­po­saient encore en mobile7 (1907).

Bien plus récent (de la semaine der­nière) et aus­si en mobile (labeur8) : sur le bon à tirer, les hommes du Palais ; sur la tierce9 : les hommmes du palais. Com­ment s’est fait ce chan­ge­ment ? M’étant infor­mé, j’ai appris qu’entre le tirage des épreuves d’auteur et la mise des paquets dans le rang, il y avait eu une ligne mise en pâte10, l’auteur du dom­mage avait répa­ré celui-ci, d’où le double chan­ge­ment constaté.

Jusqu’ici je n’ai cité que des cas où la volon­té n’a eu aucune part ; elle a eu le prin­ci­pal rôle dans les exemples qui vont suivre.

Mauvaise volonté des typos

Si, à cause des fameuses « néces­si­tés de la mise en pages » ou pour d’autres rai­sons d’ordre maté­riel, il ne pou­vait être rete­nu qu’un seul des exemples ci-après, en voi­ci un auquel je tiens essen­tiel­le­ment, en rai­son du carac­tère odieux qu’il pré­sente ; il est typique et vaut, mora­le­ment, son pesant d’or, que dis-je, son pesant de radium.

Un cor­res­pon­dant de jour­nal raconte l’histoire d’un indi­vi­du qui a volé une jument à sa patronne qu’il mène à la foire. Cor­rec­tion : volé à sa patronne une jument… Le lino se plaint au prote11. Celui-ci dit de ne pas faire la cor­rec­tion, « parce qu’on n’a pas le temps de s’arrêter à des bêtises pareilles ». J’ignore si j’ai eu les hon­neurs du « parc aux huîtres » de Fan­ta­sio12, pour­tant, une « bêtise pareille » en aurait été bien digne.

Manchette (1930) de "Fantasio", périodique satirique (1906-1937, 1948). Son "Parc aux huîtres" recensait des perles parues dans la presse. Source : Gallica/BnF.
Man­chette (1930) de Fan­ta­sio, pério­dique sati­rique (1906-1937, 1948). Son « Parc aux huîtres » recen­sait des perles parues dans la presse. Source : Gallica/BnF.

Connais­sez-vous le Lion de Bel­fort ? Si oui, vous com­pren­drez que j’aie pro­tes­té quand j’ai eu sous les yeux, comme copie, une cou­ver­ture de cahier où il était dit que le Lion est taillé dans le rocher qui porte le Châ­teau. Réponse : « Si le Lion est rouge, c’est qu’il n’a pas subi la patine du temps, au contraire du rocher qui est à décou­vert depuis des mil­liers d’années13. » J’apprécie l’humour, mais pas dans des cas sem­blables ; j’en dis autant de ce qu’on appelle la « sou­plesse com­mer­ciale14 » laquelle, me semble-t-il, se cache der­rière la réponse rap­por­tée ci-dessus.

Par­lons main­te­nant un peu de la marine.

« Mou­ve­ment de la flotte. — Ker­saint, par­ti de Nou­méa pour les Hébrides. » Réflé­chis­sez un peu et, comme moi, vous trou­ve­rez invrai­sem­blable que le gou­ver­ne­ment fran­çais fasse venir des anti­podes un navire de guerre pour l’envoyer au nord de l’Écosse, alors qu’il y avait à Brest, par exemple, ce qu’il fal­lait pour cela. Cor­rec­tion : les Nou­velles-Hébrides15. Quelle fatigue, pour le lino, d’avoir à refaire quatre ou cinq lignes ! Et aus­si quelle ruine pour la mai­son ! C’est pour­quoi le Ker­saint conti­nua… dans le jour­nal, d’exécuter cet ordre fantastique.

À qui le tour ? À un autre navire, qui allait sur l’estl — apos­trophe — est — de Bor­deaux au Séné­gal. Cor­rec­tion : non plus l’est, mais lest, les quatre lettres d’un seul tenant. Cette fois, le lino fit ce que n’avaient pas fait ceux dont il a été ques­tion pré­cé­dem­ment. Il me deman­da une expli­ca­tion que je lui don­nai immédiatement.

1o Défi­ni­tion du lest16 (un marin y aurait pro­ba­ble­ment trou­vé à redire) ;

2o Impro­prié­té du terme navi­guer sur tel point du com­pas ;

3o Erreur géo­gra­phique : même si l’expression était marine, elle ne pou­vait pas s’appliquer au navire en ques­tion, qui, une fois sor­ti de la Gironde, avait pris comme point de direc­tion le sud-ouest, jusqu’au tour­nant de la côte d’Espagne (cap Finis­terre), puis le sud.

Mon expli­ca­tion ne ser­vit à rien : la cor­rec­tion me fut refu­sée obs­ti­né­ment. Elle a été faite, mais ce fut par un autre lino.

Reve­nons à ce que, pour la faci­li­té de mon élo­cu­tion17, j’appellerai le cas de Lille. Je suis d’autant plus à mon aise pour en par­ler que je n’ai jamais mis les pieds dans le dépar­te­ment du Nord.

De deux choses l’une : ou Le Pro­fes­sion­nel a repro­duit le texte tron­qué avec sa jus­ti­fi­ca­tion et, sinon dans le même carac­tère, du moins avec la même force de corps, et alors je ne peux rien dire ; ou le texte du jour­nal et celui du Pro­fes­sion­nel ne vont pas ligne pour ligne, alors on peut envi­sa­ger la dis­po­si­tion sui­vante : le mot invi­ta­tion se serait trou­vé à la marge de droite, une ou plu­sieurs des lignes auraient dis­pa­ru et le texte aurait repris avec et aux dra­peaux à la marge de gauche. « Coïn­ci­dence fâcheuse et bien étrange », dira-t-on peut-être. Étrange, soit, mais invrai­sem­blable, non.

“Mettre en pages sans lecture”

Cette expli­ca­tion m’a été ins­pi­rée par le sou­ve­nir de la pre­mière fois où j’ai cor­ri­gé dans un jour­nal de nuit (rem­pla­ce­ment).

L’homme de bois18 m’a enle­vé plus d’une fois des épreuves non encore lues entiè­re­ment et même il en a pris sur la table d’autres qui n’ont ser­vi abso­lu­ment à rien, comme les pre­mières, d’ailleurs. Lui-même m’a don­né, quelques années plus tard l’explication de cette sin­gu­lière manière de tra­vailler : l’équipe des lino­ty­pistes avait, cette nuit-là, comme d’ordinaire, six hommes, mais l’un d’eux était hors d’état de tra­vailler ; pour comble de mal­heur, il sem­blait que tout fût détra­qué à la rédac­tion, la copie n’était pas envoyée dans l’ordre habi­tuel, d’où la néces­si­té de mettre en pages sans lec­ture. Rien ne me per­met de dire qu’il en a été de même dans le cas de Lille, mais le sou­ve­nir énon­cé ci-des­sus m’incite à ne pas juger le col­lègue lillois.

Deuxième hypo­thèse : il y avait un bour­don dans l’alinéa en ques­tion ; ce bour­don pou­vait être long ; pour ne pas gâcher son blanc (enten­dez par là sa marge), blanc qui pou­vait lui être fort utile par la suite pour d’autres cor­rec­tions, le cor­rec­teur aura sui­vi le conseil de la pru­dence : « Remet­tez à plus tard ce dont l’exécution immé­diate pré­sente des incon­vé­nients, des risques », autre­ment dit, il comp­tait copier plus tard sur l’épreuve le texte man­quant ; celle-ci lui a été enle­vée plus tôt qu’il ne l’avait pré­vu et le bour­don a été oublié.

“S’interdire tout jugement”

Je recon­nais bien volon­tiers com­bien est légi­time le mécon­ten­te­ment d’un auteur ou d’un client lorsqu’il voit un nom estro­pié, un faire-part de décès sans la date de l’enterrement ou… une invi­ta­tion muti­lée, comme dans le cas de Lille, mais je n’en tire­rai pas moins ma conclu­sion que voici :

Avant d’accuser qui que ce soit — cor­rec­teur ou non — d’un mas­tic, d’une coquille, d’une omis­sion ou, en géné­ral, d’un acci­dent typo­gra­phique quel­conque, il fau­drait avoir fait une enquête, avoir vu les preuves, c’est-à-dire l’épreuve et même les épreuves, et la copie, avoir inter­ro­gé ceux qui peuvent être mis en cause. Encore faut-il pou­voir le faire. Tant que cela n’a pas été fait, consta­ter, réta­blir le texte, si l’on peut, mais s’interdire tout juge­ment ; en ces matières on risque trop en pareilles cir­cons­tances de com­mettre un juge­ment téméraire.

Je m’excuse d’avoir été si long ; peut-être n’ai-je rien appris à mes col­lègues, puis­sé-je avoir ins­truit et fait réflé­chir ceux qui, ne connais­sant pas les choses de la cor­rec­tion, trouvent tout natu­rel de nous attri­buer toutes les fautes.

Si nos accu­sa­teurs fai­saient l’enquête dont j’ai par­lé, ils auraient peut-être de l’indulgence pour ceux qui ont sui­vi leur copie comme une machine de chair et d’os qui conduit une machine de métal (ceux-ci peuvent être des gens de bonne volon­té), mais ils [les accu­sa­teurs19], après avoir regret­té la « sou­plesse com­mer­ciale » (Lion de Bel­fort), tire­raient, comme je le fais, de sévères conclu­sions contre ceux qui ont fait montre de leur incom­pré­hen­sion (cas des Nou­velles-Hébrides) ou de leur mau­vaise foi (navi­ga­tion sur l’est) ou, comme le prote dans l’histoire de la jument, par­don, de la patronne menée à la foire, nous ont refu­sé l’appui d’une auto­ri­té qu’ils ont fait ser­vir à un acte de sabo­tage, pour une mépri­sable ques­tion d’argent ou de temps.

Letel­lier.

Le Pro­fes­sion­nel du livre (publié par la Fédé­ra­tion des syn­di­cats pro­fes­sion­nels des tra­vailleurs du livre-papier et des indus­tries poly­gra­phiques, CFTC), 11e année, no 65, juillet 1938, p. 4.


  1. Erreur de com­po­si­tion qui se tra­duit par l’o­mis­sion d’un mot ou d’un membre de phrase (TLF). ↩︎
  2. Mau­rice Bou­la­doux, syn­di­ca­liste fran­çais, secré­taire géné­ral de 1948 à 1953, puis pré­sident de 1953 à 1961 de la CFTC (Wiki­pé­dia). ↩︎
  3. Inver­sion de lignes, de mots ou de carac­tères dans une com­po­si­tion typo­gra­phique (TLF). ↩︎
  4. Apo­cope de lino­ty­piste, ouvrier typo­graphe opé­rant sur une machine à com­po­ser Lino­type. ↩︎
  5. Aujourd’­hui, Mékong, fleuve d’A­sie du Sud-Est. ↩︎
  6. Il fal­lait lire l’in-octa­vo rai­sin, deux termes pré­ci­sant le for­mat d’im­pres­sion. ↩︎
  7. En carac­tères mobiles, avant l’ar­ri­vée des machines à com­po­ser. ↩︎
  8. L’im­pri­me­rie de labeur pro­duit des ouvrages (livres, annuaires, etc.) néces­si­tant des moyens de pro­duc­tion impor­tants et s’op­pose à l’im­pri­me­rie de presse. ↩︎
  9. Der­nière épreuve, ser­vant à véri­fier que les der­nières cor­rec­tions deman­dées (sur le bon à tirer) ont bien été appli­quées, sans pro­vo­quer d’er­reur nou­velle. ↩︎
  10. Les carac­tères for­mant la ligne sont tom­bés ; il a fal­lu la com­po­ser de nou­veau. ↩︎
  11. Chef d’a­te­lier. ↩︎
  12. Fan­ta­sio, sous-titré « Maga­zine gai », est un pério­dique sati­rique illus­tré bimen­suel fran­çais publié par Félix Juven, de 1906 à 1937, puis en 1948, en lien avec le jour­nal Le Rire (Wiki­pé­dia). « Parc aux huîtres » était une rubrique rele­vant des perles dans la presse.  ↩︎
  13. Cette sculp­ture « est consti­tuée de blocs de grès rose de Pérouse (type de grès rouge des Vosges […]), sculp­tés indi­vi­duel­le­ment, puis dépla­cés sur une ter­rasse ver­doyante et ados­sée à la paroi cal­caire grise de la falaise sous le châ­teau de Bel­fort, cita­delle édi­fiée par Vau­ban puis rema­niée par le géné­ral Haxo, pour y être assem­blés » (Wiki­pé­dia). ↩︎
  14. Peut-être une allu­sion au fait que, pour l’im­pri­meur, le client est roi. ↩︎
  15. Aujourd’­hui, le Vanua­tu, archi­pel au nord-nord-est de la Nou­velle-Calé­do­nie. ↩︎
  16. Corps pesant char­gé dans la par­tie basse de la cale, ou fixé au plus bas de la quille d’un bâti­ment pour en assu­rer la sta­bi­li­té. Et donc aller sur lest, sans char­ge­ment, à vide (TLF).  ↩︎
  17. Au sens de la rhé­to­rique (elo­cu­tio) : art de trou­ver des mots qui mettent en valeur les argu­ments. ↩︎
  18. Dési­gna­tion iro­nique d’un ouvrier char­gé des fonc­tions (dis­tri­bu­tion, cor­ri­geage) auprès d’un met­teur en pages (d’a­près Bout­my). ↩︎
  19. Inter­ven­tion d’o­ri­gine. ↩︎