Je viens de lire Le Transfert (Lausanne, L’Âge d’Homme, 1999), roman de l’écrivain genevois Jean Vuilleumier (1934-2012), parce qu’il y est question d’un correcteur de presse. Une journaliste du Temps résume ainsi le thème du récit :
Comment continuer à vivre dans un monde régi par des rapports de force, qu’il s’agisse de la vie privée ou publique ? À chacun sa réponse, choisie ou imposée par les événements et à propos de laquelle le romancier se garde bien de conclure : mort accidentelle (ou non), retrait volontaire du monde, obscur cheminement mystique1.
Ce court roman (115 pages) ne m’a pas marqué et, surtout, sa représentation du métier m’a laissé sur ma faim. Sur l’emploi (« qu’il supposait provisoire », p. 32) de Christophe Bachelard comme correcteur à La Dépêche, journal fictif de Genève, nous ne saurons que ceci :
Plusieurs pièces en enfilade, séparées par des cloisons vitrées, menaient au bureau des correcteurs. De loin, le premier jour, Julien avait aperçu Christophe, penché sur une épreuve (p. 36).
Julien et Christophe étaient deux camarades d’université. C’est grâce à Christophe que Julien, le protagoniste, trouva son emploi à la rédaction. Nous sommes alors au début des années 1970, puisque sont mentionnées la bande à Baader et les Brigades rouges (p. 49).
Correcteur de presse n’était pas une vocation chez Christophe :
Pour sa part, il daubait la futilité du milieu journalistique. Il se réservait pour le service d’une cause plus exaltante que celle d’un journal à vocation régionale, implicitement inféodé à la classe dirigeante. Selon lui, les professionnels de la presse ne pouvaient être, malgré leurs prétentions, que des larbins. Il s’amusait néanmoins de leurs dérisoires stratégies et de leur vanité. […] Déjà Christophe s’imaginait dans un rôle de conspirateur, influant par rédacteurs interposés sur la ligne du journal (p. 37).
En effet, les deux amis partageaient « la même inclination pour l’anarchisme, une identique virulence à l’encontre du désordre établi » (p. 31). Mais, alors que Julien s’intéressait aux mystiques, Christophe était
plutôt féru d’action violente. À Maître Eckhart, il préférait Genet. À la vie contemplative, la guérilla. Du moins le professait-il. Mais sa pugnacité ne transparaissait pas dans son attitude effacée. Seuls ses écrits traduisaient parfois son extrémisme, et encore, son penchant pour la litote en atténuait-il l’impact (p. 41).
Nombre de correcteurs du xixe et du xxe siècle éprouvaient une sympathie pour l’anarchisme (le mot-clé correcteur donne plus de 150 résultats dans le Dictionnaire des anarchistes) et certains (Louis Lecoin, Nicolas Lazarevitch, Jacky Toublet…) sont connus pour leur engagement dans ce mouvement2. C’est ce que je retiendrai de ce roman :
Intraitable, il [Christophe] n’admettait aucune rémission pour un système broyeur d’humains. Pas de salut sans table rase ! Voix sourde et regard bas, il évoquait le marbre des banques, emperlé d’une rosée de sang. Vision obsédante, par quoi se manifestait l’allégorie des victimes passées au laminoir jusqu’à exsuder leurs globules rouges. D’immondes huissiers pouvaient bien en éponger la trace, un jour viendrait où le plastic les réduirait en charpie, avec tous leurs complices, dans l’interminable bombardement des gravats. Ennemi juré des demi-mesures, il ne concevait d’autre solution que finale. Pas question de s’attarder en chemin ni de s’engluer en de vaines palabres. Plus la soirée avançait, plus s’imposait l’urgence des interventions décisives. Un tel radicalisme ne manquait pas d’épater Julien (p. 44).
Christophe s’absentait très souvent, sans explication, jusqu’au jour où il disparut pour de bon. Plus de vingt ans après, à la faveur d’un reportage sur le monachisme, Julien comprend où allait son ami, en le retrouvant dans l’abbaye dont il tient la cuisine. C’est ainsi que débute le roman.
Jean Vuilleumier fut critique littéraire au Journal de Genève puis rédacteur à La Tribune de Genève jusqu’à la retraite (1959-1999)3. Proche de Georges Haldas4, autre écrivain genevois, il lui consacra une biographie critique5 (1982). Haldas qui fut correcteur au Journal de Genève dans les années 19406, mais ne rêvait, lui, que de se consacrer à la poésie.
- « Livres : Jean Vuilleumier : Le Transfert », par Isabelle Martin, Le Temps, 11 décembre 1999. En ligne. Consulté le 9 décembre 2024. ↩︎
- « Le syndicat des correcteurs maintient encore de nos jours une réputation quelque peu sulfureuse d’extrémisme politique anarchisant tout à fait dans la lignée de son représentant le plus haut en couleur, K. X., l’“homme aux sandales”, ami de Léo Malet, qui publiait dans L’Insurgé ses “Propos d’un correcteur”. » — Vittorio Frigerio, « Portrait de l’anarchiste en lecteur », in La Littérature de l’anarchisme, Grenoble, UGA Éditions, 2014. En ligne. ↩︎
- Présentation des papiers Jean Vuilleumier, bibliothèque de Genève. ↩︎
- « L’écrivain genevois Jean Vuilleumier est décédé à l’âge de 79 ans », RTS, 13 juin 2012. Consulté le 9 décembre 2024. ↩︎
- Claude Frochaux, « Vuilleumier, Jean », in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 5 janvier 2015. En ligne. Consulté le 9 décembre 2024. ↩︎
- Voir mon billet sur LinkedIn. ↩︎