Une découverte : l’“Encyclopédie du bon français” de Paul Dupré

"Encyclopédie du bon français dans l'usage contemporain", P. Dupré [dir.]. Paris, éd. de Trévise, 1972.
Ency­clo­pé­die du bon fran­çais dans l’u­sage contem­po­rain, P. Dupré [dir.]. Paris, éd. de Tré­vise, 1972.

Je viens d’ac­qué­rir, à petit prix, cette Ency­clo­pé­die du bon fran­çais dans l’u­sage contem­po­rain, publiée à Paris en 1972 (P. Dupré [dir.]. comi­té de rédac­tion sous la pré­si­dence de Fer­nand Kel­ler, avec la col­la­bo­ra­tion de Jean Bata­ny, éd. de Tré­vise1, 3 vol., LXIV-2 716 p.). C’est à l’oc­ca­sion de ma recherche pour l’ar­ticle « Depuis quand met-on des traits d’union aux noms de voies ? » que j’ai décou­vert son exis­tence2.

Mécon­nue aujourd’­hui, elle figure pour­tant dans les col­lec­tions de plus de qua­rante biblio­thèques uni­ver­si­taires fran­çaises3 et on la trouve citée par l’A­ca­dé­mie (qui la dit encore, un demi-siècle plus tard, « excel­lente4 » et « riche d’enseignement[s]5 »), par Le Bon Usage6, par le Tré­sor de la langue fran­çaise7 , par Le Grand Robert8 et par le blog Par­ler fran­çais9.

Il est pro­bable que Paul Dupré soit le pseu­do­nyme de Paul Wink­ler (1898-1982), qui fon­da les édi­tions de Tré­vise en 1957. À Paris, dans les années vingt, Wink­ler rédi­gea sous le nom de Paul Van­dor des articles des­ti­nés aux émi­grés hon­grois. Et lors de la Seconde Guerre mon­diale, exi­lé aux États-Unis, il cosi­gna avec Bet­ty Wink­ler, sa femme, sous les pseu­do­nymes d’Anne et Paul Dupre, le roman Paris-Under­ground, ins­pi­ré des actes de résis­tance d’Etta Shi­ber dans la France occu­pée10.

Je n’ai, pour l’ins­tant, trou­vé aucune infor­ma­tion sur Fer­nand Kel­ler (un autre pseu­do­nyme de Paul Wink­ler ?). Le duo Dupré-Kel­ler avait pré­cé­dem­ment signé une Ency­clo­pé­die des cita­tions (éd. de Tré­vise, 1959, 704 p.).

Jean Bata­ny (1928-201211), lui, est décrit en page de titre comme « agré­gé des lettres, char­gé d’enseignement de langue fran­çaise à l’université de Tours12 ». Par­mi les huit autres col­la­bo­ra­teurs, je retiens les noms de Jean-Paul Colin, qui avait déjà publié son propre Nou­veau dic­tion­naire des dif­fi­cul­tés du fran­çais13 deux ans plus tôt, et du lin­guiste Michel Arri­vé, dont la Gram­maire d’aujourd’hui14 est réputée.

Une œuvre utile et originale

Quelle est l’o­ri­gi­na­li­té de cette ency­clo­pé­die de langue fran­çaise, regrou­pant près de 10 000 articles clas­sés alpha­bé­ti­que­ment ? Pour cha­cune de ces dif­fi­cul­tés, sub­ti­li­tés, com­plexi­tés, sin­gu­la­ri­tés, elle donne, si néces­saire, l’opinion de cinq dic­tion­naires d’u­sage : celui de l’Académie (8e éd., 1935), le Lit­tré (éd. de 1883), le Dic­tion­naire géné­ral de la langue fran­çaise, de Hatz­feld, Dar­mes­te­ter et Tho­mas (1900, « de nos jours trop oublié15 »), le Grand Robert et le Grand Larousse ency­clo­pé­dique (tous deux de 1964). De plus, elle réunit les avis de « plus de cin­quante gram­mai­riens et lin­guistes, […] du puriste le plus intran­si­geant au laxiste le plus tolérant ».

Je ne cite que des noms qui parlent encore au cor­rec­teur d’aujourd’hui : Mau­rice Gre­visse, Joseph Hanse, Adolphe V. Tho­mas, Albert Dop­pagne, mais aus­si Étiemble, Albert Dau­zat, Robert Le Bidois, Fer­di­nand Bru­not, Antoine Alba­lat, Abel Her­mant, André Thé­rive et beau­coup d’autres. En tout, 76 ouvrages ont été dépouillés systématiquement.

La seconde par­tie de l’ar­ticle, impri­mée dans un carac­tère dif­fé­rent, expose la conclu­sion de l’é­quipe rédac­tion­nelle. Cette « méthode […] per­met de faire le tour de la ques­tion, d’entendre les divers sons de cloche, et se créer une opi­nion personnelle ».

Je note une curio­si­té édi­to­riale : cet ouvrage semble avoir été publié la même année sous des reliures de nom­breuses cou­leurs : crème (la mienne, même si elle semble plu­tôt grise sur l’i­mage), rouge, brun clair, mar­ron, gris, bleu fon­cé, dif­fé­rents tons de vert.

À sa sor­tie, l’Ency­clo­pé­die du bon fran­çais a reçu une bonne cri­tique dans la revue belge de tra­duc­tion Équi­va­lences :

En plus de la masse d’information[s] pré­cieuses qu’[elle] recense et que seule
une fré­quen­ta­tion régu­lière per­met d’ap­pré­cier plei­ne­ment, deux qua­li­tés
essen­tielles nous incitent à recom­man­der tout par­ti­cu­liè­re­ment l’ac­qui­si­tion de
la pré­sente Ency­clo­pé­die : tout d’a­bord la clar­té tant de l’ex­po­sé que de la
pré­sen­ta­tion typo­gra­phique
, clar­té qui rend la consul­ta­tion rapide et agréable ; et ensuite une objec­ti­vi­té mar­quée au coin de la mesure et du bon sens, à égale dis­tance du pédan­tisme des aris­tarques et du laxisme des nova­teurs incon­si­dé­rés16.

L’au­teur de ces lignes (William Pichal) est per­sua­dé que « [c]ette ini­tia­tive sera accueillie avec faveur tant par [ses] confrères en tra­duc­tion que par [ses] col­lègues ensei­gnants ». En fait, mal­gré son uti­li­té et son ori­gi­na­li­té, cet ouvrage n’a jamais été réédi­té. « Nous n’a­vons pas la pré­ten­tion […] d’a­voir fait une œuvre aere per­en­nius17, comme disait le poète latin », recon­nais­sait Fer­nand Kel­ler dans l’in­tro­duc­tion. J’ai bien peur que le temps lui en ait don­né confirmation.

Article mis à jour le 19 mars 2025.


  1. Mai­son, aujourd’­hui dis­pa­rue, qui a publié aus­si Anne Golon et la série des Angé­lique. Infor­ma­tion don­née par un site consa­cré à Juliette Ben­zo­ni. Consul­té le 13 mars 2025. ↩︎
  2. Dans l’ar­ticle « Trait d’u­nion » de Wiki­pé­dia. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  3. Voir le cata­logue Sudoc. Consul­té le 12 mars 2025. ↩︎
  4. Réponse à Mathieu K. (Orléans), le 4 juillet 2024. Consul­tée le 13 mars 2025. ↩︎
  5. Réponse à Jean-Loup (Alle­magne), le 7 mars 2024. Consul­tée le 13 mars 2025. ↩︎
  6. De Mau­rice Gre­visse et André Goosse, De Boeck Ducu­lot, 14e éd., 2007, p. 1537. ↩︎
  7. Voir « Études fré­quem­ment citées » (PDF). ↩︎
  8. Voir « Dupré (Paul) » dans la rubrique Auteurs de l’é­di­tion numé­rique. Consul­tée le 13 mars 2025. ↩︎
  9. Voir « Sources biblio­gra­phiques ». Consul­té le 13 mars 2025. ↩︎
  10. Je dois cette trou­vaille à mon amie Karine Cha­dey­ron, fine détec­tive, que je remer­cie. Lire l’ar­ticle « Two friends defied the Nazis. Then one woman ‘wrote’ a book that betrayed the other », par Andrew Silow-Car­roll, The Times of Israel, 12 mars 2025. Voir aus­si le por­trait de Paul Wink­ler sur le site Walt Dis­ney Archives et consul­ter The Pro­ject Guten­berg eBook of U.S. Copy­right Rene­wals, 1971 Janua­ry - June, s.v. « Shi­ber, Etta ». ↩︎
  11. Notice de per­sonne, cata­logue géné­ral de la BnF. ↩︎
  12. Il faut aus­si un « médié­viste éclec­tique et fécond ». Voir Pao­la Cifa­rel­li, « Aa. Vv., Remem­brances et Resve­ries. Hom­mage à Jean Bata­ny », Stu­di Fran­ce­si, 154 (LII | I) | 2008, p. 164-165. ↩︎
  13. Voir La biblio­thèque du cor­rec­teur. ↩︎
  14. Avec Fran­çoise Gadet et Michel Gal­miche, Flam­ma­rion, 1986. ↩︎
  15. « Le Dic­tion­naire géné­ral de la langue fran­çaise est de nos jours trop oublié, parce qu’il est trop en avant à l’égard de son époque : c’est le Petit Robert de l’aube du XXe siècle », selon Gio­van­ni Doto­li, qui lui a consa­cré une étude en 2013 (Le Dic­tion­naire géné­ral de la langue fran­çaise. Une grande révo­lu­tion, Her­mann, 140 p.). ↩︎
  16. Équi­va­lences, 1973, no 4-1, p. 41. ↩︎
  17. « Plus durable que l’ai­rain », Horace (Odes, liv. III, ode XXX, v. 1 — v. Nénu­far). En 1972, on pou­vait encore citer un poète latin sans le tra­duire. ↩︎

Pourquoi la “langue de Molière”?

L’or­tho­graphe fran­çaise a com­men­cé à être fixée au xviie siècle. L’A­ca­dé­mie fran­çaise est fon­dée en 1634 et la pre­mière édi­tion de son dic­tion­naire paraît en 1694. C’est à la même période, en 1680, qu’est fon­dée la Comé­die-Fran­çaise, « pour fusion­ner les deux seules troupes pari­siennes de l’é­poque, la troupe de l’hô­tel Gué­né­gaud (troupe de Molière) et celle de l’hô­tel de Bour­gogne1 ».

« […] on désigne une langue d’après l’un des écri­vains les plus connus qui l’ont uti­li­sée. Mais pas n’importe lequel : un auteur incon­tes­table, mais un auteur assez ancien, dont la renom­mée est indis­cu­table2. »

« Pour­quoi Molière ? L’ex­pres­sion se répand au xviiie siècle. Il est vrai que le théâtre de Molière a été le plus joué dans les cours d’Eu­rope, à l’é­poque où le fran­çais était deve­nu la langue des élites euro­péennes. En même temps, pour La Bruyère, Féne­lon, Vau­ve­nargues et même… Boi­leau, Molière est un auteur qui bâcle. Mais peut-être est-ce parce que le direc­teur de troupe, le comé­dien et l’homme de cour que fut Molière n’a­vait pas le temps de lécher ses textes qu’il a pu s’af­fran­chir de ce qui pose et pèse chez les puristes. La langue de Molière n’est pas celle d’un écri­vain mais avant tout celle qui convient pour des per­son­nages de comé­die aux­quels, le pre­mier, il don­na licence de s’ex­pri­mer en prose, fût-ce en prose caden­cée. « Molière est-il fou ? » aurait dit un duc dont Gri­ma­rest, un des pre­miers bio­graphes de Molière, se garde de révé­ler l’i­den­ti­té, « nous prend-il pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes en prose ? A-t-on jamais vu plus d’ex­tra­va­gance ? » L’ex­tra­va­gant est deve­nu clas­sique, sa langue une norme, parce qu’elle brise la mono­to­nie induite de l’u­sage exclu­sif de l’alexandrin.

« En géné­ral, ses per­son­nages parlent la langue de leur condi­tion, celle de ces pay­sans de comé­die arti­cu­lant un patois de fan­tai­sie, plus rare­ment un par­ler régio­nal authen­tique comme dans Mon­sieur de Pour­ceau­gnac où une Picarde et une Lan­gue­do­cienne se dis­putent le héros. Ils parlent le jar­gon de leur fonc­tion – méde­cins, apo­thi­caires, phi­lo­sophes – mêlant fran­çais ampou­lé et latin de cui­sine, ava­tars de l’é­ter­nelle figure du pédant. Celle-là même qui, de nos jours, a élu domi­cile dans les médias, sub­sti­tuant au jar­gon des méde­cins ou des avo­cats d’an­tan ce sabir tech­no­cra­tique, les­té d’emprunts à l’an­glais, qui fait le charme ridi­cule de nos busi­ness­men. Les charges de Molière se diri­geaient contre l’af­fec­ta­tion des pré­cieux ou des dévots. Son génie a été de faire rire les « hon­nêtes gens » en stig­ma­ti­sant les abus et pré­cio­si­tés de leur lan­gage. La langue de Molière est effi­cace et vivante parce que véri­dique et ima­gée. Un contem­po­rain l’ac­cuse même de dis­si­mu­ler des tablettes dans son man­teau pour rele­ver ce qu’il enten­dait. Toutes les couches d’une socié­té ou presque se retrouvent cro­quées dans leur manière de dire : des petits mar­quis de cour sin­geant les grands, des bour­geois qui, à l’ins­tar du Cléante de L’a­vare, « donnent furieu­se­ment dans le mar­quis », jus­qu’aux pecques de pro­vince. On com­prend pour­quoi on a pu dire que Molière n’a­vait pas de style propre et en même temps qu’il incar­nait la langue fran­çaise. Il vise juste, tel est le secret de son génie ad majo­rem lin­guae glo­riam. »

Jean Mon­te­not , « La langue de Molière », Lire, 1er février 2007.