La recherche historique mène parfois à des impasses frustrantes. Ainsi, en fouillant les archives de la presse, je suis tombé sur l’annonce de futurs Mémoires d’un correcteur, qui n’ont, hélas, jamais paru. C’est dans le Bulletin de la presse (organe professionnel des publicistes) du 25 avril 1897 :
Le hasard nous mit sous les yeux, il y a quelques semaines, un manuscrit déjà volumineux, quoique inachevé, des Mémoires d’un correcteur d’imprimerie, dont, pour sa tranquillité, l’auteur a résolu de faire de nouveaux Mémoires d’outre-tombe1. C’est qu’ayant vu beaucoup de grands hommes en robe de chambre et d’auteurs en déshabillé, il n’a pas pu les trouver tous beaux, ni tous hommes de génie, et il a consigné, dans ses cahiers, certains souvenirs plutôt désagréables pour des gens dont il est bon de se méfier. Autant que la crainte de Dieu, la crainte des puissants de la terre est le commencement de la sagesse.
Le journal n’a retenu que les pages, datées de 1891, évoquant le docteur Cornélius Herz (1845-1898), savant électricien et affairiste impliqué dans le scandale de Panama. Jean-Yves Mollier, historien de l’édition, lui a consacré un livre2. Herz dirigeait alors la revue La Lumière électrique, installée dans de « somptueux bureaux » au 31 du boulevard des Italiens, à Paris. Dans cet extrait, sur le métier lui-même, le « vieux correcteur » n’écrit que ceci :
[…] j’étais chargé de faire régner un français à peu près correct (beaucoup de rédacteurs étant étrangers), de veiller à ce qu’il ne passât pas d’hérésie scientifique ou historique trop visible et, spécialement, de couper les débinages ou les traces de courtisaneries qui se seraient glissées dans la copie. […]
Habituellement, les pouvoirs d’un correcteur sont assez bornés et la hardiesse qu’il ose se permettre est bien timide. Par exception, mon autorité était presque autocratique ; le docteur, qu’on voyait de moins en moins, mais qui lisait très exactement son journal après publication, et dont l’influence se fit toujours heureusement sentir avant son départ pour l’Angleterre [où il a dû fuir], le voulait aussi parfait que possible. Le correcteur devait être là, comme le dépeint Horace, « l’homme circonspect qui raye, d’un trait noir, une proposition inexacte, coupe sans merci toute expression démesurément ambitieuse et donne du ton aux phrases languissantes ». Dans ma longue carrière, c’est la seule administration où j’aie trouvé la considération et les égards dont jouissaient nos prédécesseurs des derniers siècles.
« La crainte des puissants de la terre » a-t-elle poursuivi l’auteur post-mortem ? En tout cas, le manuscrit ayant apparemment disparu, il faudra se contenter de cet extrait.
Collection de fautes d’orthographe d’écrivains
Autre piste ne menant nulle part, de trente ans antérieure (L’Aube, 20 février 1867), l’annonce de la vente aux enchères d’un étrange manuscrit, lui aussi produit par un correcteur :
Une vente d’autographes d’un genre nouveau et aussi curieux que piquant doit avoir lieu, dit-on, ce mois-ci à la salle Sylvestre [Silvestre, alors située 28, rue des Bons-Enfants, à Paris3]. C’est une collection… de fautes d’orthographe. Le tout provient, dit un correspondant parisien de l’Indépendance belge, de la succession d’un M. C…, qui exerça pendant trente années années la profession de correcteur d’imprimerie. Chaque fois que, dans le manuscrit d’une notabilité littéraire, M. C… rencontrait des fantaisies grammaticales, il conservait précieusement la page, la numérotait, l’étiquetait et l’ajoutait dans ses cartons à son singulier trésor.
La nouvelle est-elle vraie ? Peut-être. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’est pas invraisemblable.
Une œuvre collective de correcteurs de presse
Plus près de nous (en 2010), nos confrères du Monde.fr ont, eux aussi, annoncé la parution d’un ouvrage qui n’a jamais vu le jour :
Il sera épais, avec du sépia, des dessins, des photos, parfois même des schémas, pas très cher (car imprimé sur du papier recyclé), c’est une œuvre collective, les auteur(e)s (correcteurs et correctrices dans les journaux et sites de journaux parisiens) y travaillent depuis bientôt un lustre…, et voilà, c’est fait, il y a de l’action, des (signes de) correction(s), des complications, des explications, des souvenirs, des soupirs, des cuirs, il s’intitule Plus de casse dans les cass’tins !, coûtera 12 €, est publié aux toutes nouvelles éditions Deux-Cap’-Div’, et sera en librairie le 3 avril… et si vous ne voulez vraiment pas l’acheter… fauchez-le !
Si l’article a été publié un 1er avril, l’information semblait bien réelle. Dommage.
On pourra se consoler avec Souvenirs de la maison des mots, paru en 2011 aux éditions 13 bis, dont voici le résumé :
Cet ouvrage est consacré à la défense de certains auteurs plutôt que d’un certain métier, celui de correcteur en l’occurrence, quoique tout soit lié. C’est une promenade sans autre but que le plaisir à travers la littérature mondiale, au gré du hasard, de Melville à Dostoïevski, de Diderot à Casanova, de Tocqueville à Proust, d’Orwell à Céline et à Bernhard, de Balzac à Stendhal et à Marx. C’est une dénonciation des penseurs, intellectuels, littérateurs faussaires de notre époque. C’est-à-dire de la presque totalité de ce qui est publié en France et ailleurs.
☞ Lire aussi Derlindindin ou l’histoire d’un échec.
- « Chateaubriand souhaitait que ces mémoires [1849-1850] ne soient publiés qu’après sa mort, d’où leur titre. » — Wikipédia. ↩︎
- Cornélius Herz : portrait d’un lobbyiste franco-américain à la Belle Époque, Paris, Éditions du Félin, coll. « Biographie », 2021, 556 p. ↩︎
- Voir « La Salle Silvestre (1797-1939) », blog Histoire de la bibliophilie, 30 avril 2022. Consulté le 24 avril 2024. ↩︎